SO LONG, KID

 

 

 

Tout a bien marché ces jours derniers, à l’école toujours les mêmes histoires biscornues de petits piafs sur les cerisiers et de lapins qui bouffent trop de carottes par gourmandise, elle nous prend vraiment pour des tarés.

Jeudi c’était les prix et Franck est venu. Ça m’a soufflé parce que ça s’est passé pendant les heures où il travaille et j’étais persuadé qu’il resterait devant ses bobines. Il y avait des parents dans la salle avec de beaux costumes, les bonnes femmes frisées. Il y avait la mère à Gilles avec un manteau de fourrure, avec la chaleur elle devait souffrir, c’était comme du tigre mais luisant.

– Elle a acheté ça au marché, m’a soufflé Gilles, avec ce qui restait de l’argent du hold-up.

La directrice a fait un discours mais j’ai rien entendu parce qu’on bavardait tout le temps et puis après on passait devant un bonhomme de la mairie avec une moustache fine fine fine et toute collée et il serrait la main et donnait les livres.

Et puis on a appelé « Laurent Lanier ». Au moment où j’ai serré la main au bonhomme de la mairie, il y a eu un grand applaudissement et quand je me suis retourné, j’ai vu papa qui souriait près de la porte. Ce qui m’a plu c’est qu’il avait gardé son blouson et sa chemise en jean comme les cow-boys, il était pas habillé pareil que les autres et ça prouvait qu’il s’en faisait pas, que c’était un type décontracté et j’ai été fier. Je lui ai fait salut de la main et après, à la sortie, il m’a offert l’apéro au tabac. C’est-à-dire un Pschitt orange pour moi.

Tout a bien roulé et il y a eu beaucoup de coups de téléphone de maman pour dire ce qu’il fallait mettre dans la valise, alors ça, ça me faisait drôlement marrer à chaque fois. Les deux pull-overs ? D’accord. Mon jean en velours ? Bien sûr, non je le froisserais pas, etc. etc.

Ça me fait drôlement rigoler de l’entendre. Moi je m’en fous parce que tout ça ne servira à rien du tout.

Je me suis senti tout doux tout doux à l’intérieur pendant tout ce temps et j’aurais pas cru. D’habitude, la mort c’est triste, quand quelqu’un est mort, tous les gens font des têtes d’enterrement eh bien pas moi.

Avant, quand j’étais plus petit ça m’épouvantait. J’avais toujours peur que mon cœur s’arrête. D’un coup. J’ai été longtemps à m’habituer à avoir un petit moteur et je me disais qu’à un moment, clac, ça pouvait s’arrêter de fonctionner. Je me tâtais de temps en temps pour vérifier si j’avais toujours bien le tic-tac et Sylviane m’avait grondé et elle avait dit à Franck que je devais avoir des bêtes puisque je me grattais tout le temps.

Mais depuis que j’ai décidé que je serais mort vendredi, je me sens bien, je suis pas épouvanté du tout. Comme ça il n’y a plus d’Ardèche et ils n’auront pas à me faire garder ni rien. Et puis j’ai encore trois jours à vivre et l’école est finie alors j’ai le temps.

J’ai joué un peu au square mais il n’y avait plus tellement d’enfants. Évidemment il y avait Florence, quelle colle celle-là. On a joué un peu et j’ai pas pu m’empêcher de lui dire à un moment « Dans trois jours je serai mort. »

– Ah bon, alors il faut faire ton testament.

Elle m’a pas cru. Comme papa pour le hold-up.

Mais quand même j’ai trouvé qu’elle avait pas tort dans sa bêtise et en rentrant j’ai fait comme elle a dit.

D’abord je me suis rappelé qu’il y avait une formule de testament dans un des bouquins de mon étagère et j’ai trouvé la page. Maintenant il est devant moi, signé et bien écrit, copié en deux exemplaires.

Je ne sais pas à quoi ça va servir d’en faire deux mais souvent il faut deux exemplaires des papiers.

Alors voilà mon testament.

 

 

Moi, Laurent Lanier, né en 1965 à Paris (XVIIIe) sain de corps et d’esprit je fais ce testament pour que toutes mes affaires aillent à mon père Franck.

Ma carabine winchester ira à mon ami Gilles Laumelle et mon porte-plume où on voit la Tour Eiffel et Notre-Dame ira à Bill mon ami américain pour s’il veut le donner à son fils en souvenir.

Si quelqu’un de la classe veut mon sac d’école et la trousse, il peut le prendre.

Fait à Paris, le 28 juin 1975.

Signature

 

Laurent Lanier. Sain de corps et d’esprit. Je l’ai mis deux fois parce qu’on ne sait jamais.

Le testament dans une enveloppe et tout ça dans ma cachette secrète. Comme ça tout est prêt.

 

 

Encore deux jours.

Au fond c’est comme quand on dort. Il faut que je me dise que dans deux jours, je dormirai tout le temps. Ça va continuer partout à vivre, il y aura la radio comme en ce moment, peut-être pas la même musique mais il y aura de la musique, les bruits de la rue, il y aura le stylo, la télé, le fauteuil jaune, il y aura tout sauf moi.

J’arrive pas à imaginer.

Papa ne parle plus de Bangkok. On dirait qu’il a honte. Je ne sais pas s’il partira après mon enterrement. Ça va le retarder, mais il ira quand même.

Il ne va pas avoir grand monde à l’église parce que les copains sont tous partis en vacances, c’est bête pour eux parce que si j’étais mort pendant l’école, ça leur aurait fait une demi-journée tranquille au cimetière. Je me demande si la mère Carpentier se serait mise en noir… Elle aurait peut-être pleuré. Peut-être qu’elle pleurera si elle le sait, elle va regretter de m’avoir puni. « Lanier au tableau, Lanier, deux tours de récréation, Lanier trente lignes », oui, elle dira si j’avais su. Il sera bien temps !

Il y aura Florence évidemment. Celle-là ça m’étonnerait qu’elle vienne pas. Collante jusqu’au bout.

Gilles bien sûr. Il viendra avec son père dans la Simca du hold-up. Peut-être Dédé dans son beau costume, mais avec lui on ne sait jamais, je ne sais même pas s’il travaille encore au garage.

Maman et Bill, je ne sais pas comment il va s’habiller lui, il viendra peut-être en jean avec ses colliers, ses sabots en bois et son air de Christ fera bien à l’église.

Et puis il y aura Franck.

C’est pour lui que ça m’embête mais je ne peux plus renoncer maintenant. J’ai dit que je le ferai et je le ferai. C’est sûr.

Je me demande s’il y aura des fleurs.

C’est idiot parce que ça ne me fera rien du tout qu’il y en ait ou qu’il n’y en ait pas puisque tout sera noir.

Je sais même pas si ça sera noir parce que lorsqu’on dort, on ne peut pas dire que c’est noir, ça n’a pas de couleur : c’est rien.

Alors je vais être dans rien dans deux jours.

On ne doit pas rêver quand on est mort. Je ne crois pas mais on ne peut pas savoir parce que qui pourrait savoir ?

Peut-être aussi toutes ces histoires d’anges, de Bon Dieu, de diable, peut-être que c’est vrai. Alors là, il va y avoir de la surprise et je me demande si c’est le paradis ou l’enfer.

Je crois que ce sera le paradis parce que je n’ai jamais rien fait de mal, ces temps derniers il y a eu le hold-up, la fugue, et puis des petites bricoles alors évidemment c’est peut-être l’enfer, mais ça va dépendre de la façon dont ils sont sévères.

Mais je n’y crois pas bien, je crois plutôt au sommeil, alors ça ne me fait rien de mourir parce que j’aime bien dormir, alors finalement dormir toujours, c’est l’idéal pour moi.

 

 

Plus qu’un jour.

Ma valise est dans le couloir. Théoriquement, Franck doit me mener à la gare de Lyon demain à huit heures du soir prendre le train pour l’Ardèche.

Hier soir pendant qu’on mangeait, il a dit :

– Tu ne parles pas de tes vacances.

Il avait l’air inquiet et pour le rassurer, j’ai dit :

– C’est pas la peine que je t’en parle puisqu’il faut que j’y aille…

Ça l’a pas beaucoup rassuré et il me regardait tout le temps après, jusqu’à ce que je pèle ma pomme.

Il a remarqué :

– Tu es devenu bien raisonnable depuis quelques jours. Qu’est-ce que tu mijotes ?

J’ai eu peur qu’il devine, qu’il m’empêche de mettre mon plan à l’œuvre et j’ai pris l’air innocent et étonné. Après ça, je me suis forcé pour rire, pour bavarder on a regardé un peu la télé ensemble et il n’a plus rien dit.

Je sais où je vais aller.

C’est un endroit où il y a des escaliers en fer qui descendent tout droit dans l’eau devant un hangar qui est toujours fermé par un grand rideau de fer avec des lettres déteintes.

J’ai choisi cet endroit-là parce qu’il n’y a jamais personne, et d’une et que par là l’eau n’est pas sale, et de deux. C’est pas comme vers l’écluse ou le pont où c’est vraiment infect, là c’est pas bien clair mais c’est pas comparable.

Alors, vers sept heures, je descends, je cours jusque là-bas, je suis sûr que je mettrai pas un quart d’heure de chez nous, je descends l’échelle et je coule.

Je coule parce que j’ai vu un film à la télé où un type expliquait que si on avait des bottes aux pieds, alors là en dix secondes, c’était fait parce que les bottes se remplissent, ça tire et même si on essaie de nager ou de faire la planche ou n’importe quoi, il n’y a rien à faire, on se noie. Alors, avec mes bottes en caoutchouc pour la pluie, y aura pas de question.

J’ai tout prévu.

Comme pour le hold-up.

 

 

C’est dans trois heures.

J’ai tout bien rangé dans ma chambre. J’ai mis la winchester de Gilles sur le lit pour qu’il la voie tout de suite et j’ai bien mis les disques en piles à côté de l’électrophone. J’ai rangé les bouquins en ordre, par ordre alphabétique, tout comme il faut et j’ai relu des passages de ceux que j’ai aimés le plus. J’ai presque relu Ivanhoé en entier, c’est beau celui-là, et il y a des images de chevaliers, de tours, de femmes avec des chapeaux comme les fées, elles attendent derrière des créneaux… Ce devait être une belle époque, on pouvait y vivre de belles histoires, c’est pas comme aujourd’hui où il y a des métros partout, où c’est si compliqué. On a perdu les châteaux, on vit dans des maisons moches alors on s’ennuie. C’est triste.

J’ai relu encore un peu Les Trois Mousquetaires. C’est Franck qui me l’a acheté. J’ai été long à me décider à le lire et puis un jour je m’y suis mis et ça m’a plu sauf les histoires d’amour et aussi quand à la fin ils lui coupent la tête à cette bonne femme. Évidemment, elle le méritait, elle tuait toujours tout le monde autour d’elle, mais quand même je trouve pas ça normal. Je ne sais pas expliquer pourquoi.

Après, j’ai regardé les photos. C’est surtout moi qui suis dessus. J’aime bien celle où on est sur une barque Franck et moi et où on pêche. J’ai eu envie de l’emporter mais c’est vraiment stupide parce qu’avec l’eau, quand ils la retrouveront, elle sera toute gondolée, alors ça ne sert à rien. J’ai trié mes soldats, mes indiens et mes animaux. J’en ai jeté un paquet parce qu’il y en avait plein de cassés. J’ai jeté l’éléphant aussi, cela faisait longtemps qu’il n’avait plus de trompe et que la couleur des défenses était partie. Je le gardais toujours parce que c’était le plus ancien de tous. Mais maintenant, c’est plus la peine que je le garde parce que personne ne voudrait d’un vieil éléphant tout cassé. C’est quand même drôle que je n’aie jamais pu arriver à en voir un jour de vrai. Plein à la télé ou au cinéma mais jamais autrement, même aux cirques où on m’a emmené, il n’y en avait jamais. C’est le manque de chance.

C’est pas tout, mais il faut que j’y aille, parce que si je traîne trop, papa va rentrer et ça ne sera plus possible. Ça fait tout de même une boule dans la gorge, la plus grosse que j’aie jamais eue et je sens que si quelqu’un dans la rue me dit quelque chose, je tomberai par terre.

Ce qu’il faut que je me répète sans arrêt, c’est que ça va me faire froid et puis après je vais dormir. Ils se débrouilleront là-haut, moi, je serai tranquille.

Voilà, il est sept heures.

Dans le couloir ma valise est toujours là et elle ne sert à rien. C’est trop tard pour que je la défasse. Je me regarde dans la glace et c’est la dernière fois que je me vois. Je suis pas mal comme mec. Je boucle drôlement.

En ce moment, je ne suis pas très beau parce que j’ai mis un vieux pull trop chaud et tout moche parce que ce n’est pas la peine de bien se saper pour aller dans le canal. Pas de gaspillage.

J’ouvre. Je sors, je referme à clef et je la mets sous le paillasson pour que papa puisse la retrouver et je n’ai plus rien à faire à présent.

Comme ça, ils comprendront que c’était pas un caprice.

Ce sera sur le journal demain.

Comment dit Bill déjà, quand je m’en vais ? Ah oui :

So long, Kid…